En envoyant un ordre sans explication, vous allez semer la panique

C’est la contribution obligatoire en vivres et en animaux de boucherie qui souleva, dans certaines régions, le plus de difficultés. A Biandagara, le commandant avait d’abord envisagé de transmettre purement et simplement aux chefs de canton l’ordre d’avoir à livrer telle ou telle quantité de bétail ou d’aliments, à charge pour eux de répercuter cet ordre aux chefs de famille des villages de leur canton. Comme je l’appris plus tard, Wangrin était intervenu. « Mon commandant, avait-il dit en substance, c’est maladroit, ce n’est pas ainsi qu’il faut procéder. En envoyant un ordre sans explication, vous allez semer la panique. De peur de tout perdre, les gens vont fuir de l’autre côté de la frontière, en Gold Coast, en emportant tous leurs biens avec eux. Il peut aussi y avoir des révoltes. Ce qu’il faut, c’est convoquer les responsables, leur expliquer que la France a besoin d’eux et que chacun doit faire des efforts pour nourrir les troupes qui combattent au front, car dans les troupes, il y a des Africains, peut-être des parents. »
Le commandant eut la sagesse d’écouter Wangrin. Bien préparés psychologiquement, les gens acceptèrent les réquisitions ; ils apportaient même parfois spontanément leur contribution à l’effort de guerre. Au lieu de dire : « Réquisition ! » on leur avait dit : « Nous avons besoin de vous » , nuance capitale pour les vieux Africains. Et comme beaucoup d’entre eux avaient des fils soldats en France, dans leur esprit ils donnaient pour nourrir leurs enfants. Si le commandant n’avait pas procédé ainsi, il y aurait eu un exode en Gold Coast qui aurait vidé la région de sa substance, et peut-être des révoltes suivies de répression terribles, comme ce fut le cas dans d’autres régions.

Amadou Hampâté Bâ
Amkoullel, l’enfant Peul
Mémoires
(Page 393)
Éditions BABEL
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