Mon Juif

Une fois, j’ai vu un Juif. Un seul. Au carrefour de la Köpenicker Landstrasse et de Baumschulenweg. Il était tout vieux, tout petit sous une vaste casquette d’employé municipal ou quelque chose comme ça. Il maniait un petit bâton muni au bout d’une languette en fer avec quoi il grattait la rainure des rails du tramway pour en extirper cette cochonnerie noire qui peu à peu s’accumule et finit pas faire dérailler le tramway.

Il gratouillait consciencieusement, levant de temps en temps la tête pour en tirer une bouffée de sa cigarette, appuyé sur son outil, et alors on voyait son étoile jaune avec « Jude » au milieu, juste comme en France, sauf qu’en France c’est en français, « Juif ».

Je l’ai vu depuis le camion qui nous transportait vers je ne sais quel champ de décombres. Il avait l’air tellement tranquille, perdu dans l’immensité de ce carrefour triste d’une banlieue triste… Je me suis dit « Eh bien, tu vois, voilà où ils sont. » Ça corroborait. En France, les journaux expliquaient que les Juifs raflés étaient répartis là où l’on manquait de main-d’œuvre, et qu’ils travaillaient au bon air. On les enviait, nous, les pauvres cons du STO, on se disait : « Ça leur fait les pieds de bosser comme ça de leurs bras. » On ne savait pas. On aurait dû se douter. Mais ce petit vieux peinard avec son étoile… Maintenant, je me dis qu’il faisait partie du décor. Les inspecteurs de la Croix-Rouge devaient sourire, tout attendris.

François Cavanna
Lune de miel
Gallimard
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